21
Contretemps
Du haut de son perchoir rocheux, Uleric faisait les cent pas, jetant de fréquents coups d’œil vers le pied de la montagne et les sentiers y menant. Chaque fois, son tour d’horizon s’avérait vain. Le vieil homme aux traits fortement marqués par le passage du temps attendait des nouvelles d’Alexis et de ses compagnons depuis plus de deux jours déjà. Il s’impatientait de plus en plus, rageant contre les contretemps qui dérangeaient sans cesse ses plans depuis quelques centaines d’années. Cette Fille de Lune exceptionnelle aurait déjà dû être en son pouvoir alors qu’elle ne s’était toujours pas montrée. Comment cela se pouvait-il, alors qu’il avait envoyé le meilleur homme à sa rencontre, l’homme qui avait été formé uniquement dans le but de protéger une Élue pour qu’elle ne tombe pas entre de mauvaises mains ?
— J’espère que tu ne crois pas pouvoir contourner mes ordres une fois de plus, Alexis. Car si c’est le cas, il se pourrait bien que tu ne sois plus en état de remplir la moindre mission pour le reste de ta vie, grinça le vieillard entre ses dents, les poings serrés. Tu ignores encore beaucoup de choses à mon sujet, jeune homme…
Alors qu’il s’apprêtait à regagner son repaire dans les entrailles de la montagne, il perçut une arrivée. De fait, quelques secondes plus tard, un jeune homme apparut juste devant l’entrée de la grotte du vieux Sage. Le nouvel arrivant ne s’inclina qu’à demi, avant de se redresser et de croiser les bras sur sa poitrine, sourcils froncés.
— Où est-elle ? Je ne sens pas sa présence…
— Vous oubliez que vous êtes en présence d’un Sage, jeune homme. Vous devriez me montrer davantage de respect…
— Pardonnez-moi, ô Uleric – il y avait plus d’arrogance dans le ton que de respect –, mais je ne suis pas encore certain que votre statut dans ce monde soit réellement celui que vous affichez avec autant de…
— Il suffit, siffla le vieillard en allongeant le bras vers le nouveau venu, qui sembla recevoir un coup en pleine poitrine.
La douleur le plia en deux, mais il ne s’effondra pas comme l’espérait Uleric. Ce dernier regarda avec étonnement sa victime reprendre son souffle et se redresser dans les secondes qui suivirent. Normalement, l’utilisation de cette magie aurait dû paralyser celui qui en était atteint pendant de très longues minutes. Le sage plissa ses yeux gris, que la colère et la méfiance assombrissaient.
— Il semble qu’il y ait certains aspects de ta vie dont tu n’aies pas jugé bon de me parler, Madox. Peut-être serait-il temps que tu le fasses…
Le jeune Déus, imperméable à la colère naissante de son vis-à-vis, sourit malicieusement.
— Je croyais que l’étendue de vos pouvoirs suffirait à faire la lumière sur ce que je suis de par mon ascendance.
Il marqua une pause, attendant que le Sage réagisse à l’insinuation. Le vieil homme se contenta d’inspirer profondément. Madox reprit donc.
— Je vous ai prévenu, lorsque je vous ai proposé mes services, que je garderais certaines informations pour moi-même si je jugeais qu’elles devaient rester secrètes. Par ailleurs, peut-être serais-je plus enclin à vous dire ce que je suis réellement si j’avais la certitude que vous en faites autant…
Madox laissa planer un silence avant de poursuivre, changeant complètement de sujet.
— Mais toute cette discussion sur mes origines ne répond pas à ma question première : où est-elle ?
Le Sage soupira avec exaspération.
— Il semble bien que son protecteur désigné n’ait pas été en mesure d’accomplir sa tâche avec succès jusqu’à maintenant. Ce qui veut dire que cette Élue n’est pas plus capable de se servir de ses dons que celles qui l’ont précédée. À moins…
Le Sage pencha la tête et observa Madox, soupçonneux.
— … que vous ne vous soyez, toi et Alexis, mis d’accord pour qu’elle ne se rende pas jusqu’à moi et que ta petite visite de ce matin ne soit qu’une manigance pour me faire croire que tu n’en sais pas plus que moi. Ce ne serait pas la première fois que vous tenteriez un coup de ce genre…
Madox haussa les épaules et hocha la tête de droite à gauche.
— Contrairement à ce que vous semblez croire, je n’ai pas vu Alix depuis que le sol a tremblé pour annoncer la venue d’une nouvelle Fille de Lune. Tout ce que je sais, c’est qu’il semblait résigné, à ce moment-là, à accomplir la tâche que vous lui aviez confiée. Je me demande encore pourquoi, d’ailleurs…, ajouta Madox, songeur.
— Mais simplement parce qu’il a enfin compris qu’il n’avait pas d’autre choix, dit Uleric avec emphase. Je te rappelle que c’est pour cette raison que je l’ai fait s’évader des cellules secrètes de la Quintius. Je ne pouvais laisser disparaître un Être d’Exception avec autant de pouvoirs sans lever le petit doigt. En échange, il avait promis de mettre ses capacités hors du commun à mon service sans jamais s’opposer aux missions que je lui confierais. Inutile de te mentionner que, par trois fois déjà, il a refusé d’assurer la protection d’une Fille de Lune et que cet état de chose a, chaque fois, causé la perte de la jeune femme en question.
— Vous semblez oublier qu’Alix était déjà en mission quand une Fille de Lune décidait enfin de revenir sur la terre de ses ancêtres et qu’il lui était impossible de se libérer.
Le Sage balaya ses arguments d’une main rageuse.
— Des missions pour lesquelles il n’avait pas été désigné, mais qu’il s’empressait de s’approprier dès que l’homme qui en était responsable abdiquait, craignant manifestement pour sa vie. Ce n’est plus un secret pour personne qu’Alexis aime le danger et la sensation de puissance qu’il procure, mais qu’il préfère par-dessus tout fréquenter les éternels ennemis de la Terre des Anciens en espion. Il m’arrive parfois de me demander s’il est vraiment en froid avec son frère ou s’il veut simplement le faire croire…
Madox faillit éclater de rire devant cette description assez réaliste de son ami de longue date. Mieux que quiconque, il savait que jamais Alix ne se rallierait à son frère et il savait aussi pourquoi, mais Uleric n’avait pas à en être informé.
Alix et lui étaient à la tête d’un petit groupe d’hommes qui ne vouaient qu’une apparente obéissance au dernier Sage en poste. Contrairement aux quelques centaines d’êtres sous les ordres du vieil homme, ils ne parvenaient pas à éprouver à son égard un véritable sentiment de confiance et de respect et ce, pour plusieurs raisons. Tant qu’ils ne réussiraient pas à obtenir les réponses aux questions qu’ils se posaient à son sujet, ils seraient toujours aussi méfiants, même si cela leur coûtait parfois très cher. Gardant son sérieux, le jeune homme répondit au moment où une volée d’oiseaux passait tout près. Madox les suivit des yeux.
— Pour ce qui est de la haine qu’Alix voue à son frère, je peux vous assurer qu’elle est bien réelle. Quant à la nouvelle venue, je m’étonne que vous n’ayez pas simplement envoyé quelqu’un d’autre la chercher, si vous nous soupçonnez de manigancer quelque chose. Alix sait très bien que nous sommes incapables de la soustraire à votre emprise pour ce qui est de la localiser sur la Terre des Anciens.
Devant le soupir exaspéré du Sage, Madox fronça les sourcils.
— À moins que…
Une étrange lueur traversa alors le regard du jeune homme.
— Elle est revenue par le passage maudit, n’est-ce pas ?
Pour sa part, il n’avait pas ressenti le tremblement du sol, puisqu’il était dans les Terres Intérieures à ce moment-là. Alix s’était seulement matérialisé à ses côtés, le temps de lui dire qu’il allait chercher la Fille de Lune attendue, puis il avait disparu. Madox ignorait donc par quel passage la jeune femme était arrivée. Le Sage ne répondit pas, détournant la tête et fixant l’horizon à son tour.
— C’est donc une descendante de la lignée maudite, une Fille de Brume…
Le visage de Madox s’éclaira d’un large sourire. Contrairement à ce que pouvait penser le Sage, ce n’était pas pour la Terre des Anciens que le jeune homme se réjouissait en ce moment, mais pour lui-même. Il y avait tellement d’années qu’il espérait ce retour…